Faites entrer l’accusé
Nathalie Georges
• Faites entrer l’accusé. • L’accusé ? • Non, l’accusée. La langue. Oui la langue. Elle qui hante les grammaires et les dictionnaires ; celle à qui les mathématiciens eux-mêmes sont obligés de recourir sitôt qu’avec leurs pairs il leur faut démontrer un théorème, résoudre une équation que sais-je ? Elle qui chante, murmure, déchire. De la langue, de ses ressources, de ses pouvoirs, les psychologues sont, comme les philosophes ou les poètes, solidaires. Ils n’excluent de leur compagnie que ceux qui s’excluent eux-mêmes. Pourtant les éminents auteurs du rapport que nous examinons, qui manient les mots le mieux du monde, laissent tout cela sur le bord du chemin. Ils disent « malade », « médecin », psychothérapie », « soin », « santé publique », « formation », « santé mentale » etc., comme on parlerait d’évidence. Ayant dit ils poussent les substantifs et les verbes qu’ils ont sélectionnés dans le train, à destination de notre bon gouvernement qui attend d’eux de judicieux conseils pour concevoir les textes qui donneront à notre pays la belle santé publique qu’il mérite. Santé publique, tels sont en effet les mots qui clignotent au fronton du train en question. Devoirs publics, désirs privés La santé publique c’est un budget : un casse-tête, qui doit trouver sa solution dans l’équilibre des dépenses et des recettes. Ainsi œuvrent, pour notre gouverne, les politiques sortis des urnes. Mais c’est ici que la langue fourche. Sa bifidité native lui fait obligation de rappeler que le qualificatif « public » appelle son contrepoint : « privé ». Alors, des soins publics pour le public, des soins privés pour le privé ? Du gratuit pour le public (remboursé à quel prix, comme l’opéra le 14 juillet), et du payant privé pour les fortunés ? On a glissé d’un privé à un autre ! Qui admettrait comme allant de soi que serait privé de vie privée qui n’aurait pas les moyens de payer pour s’assurer de soins de qualité ? Surtout lorsqu’il s’agit de son privé, c’est-à-dire de son intime, de la souffrance psychique que lui causent des rencontres toxiques, les aléas de son corps érogène, les pensées qui le traversent en se jouant de ses croyances et de ses amours. Au pays du bon sens partagé par notre héros national René Descartes entre tous les Français, son contemporain Blaise Pascal n’a-t-il pas osé dire, plus de 300 ans avant le Docteur Jacques Lacan, que tous les hommes sont fous, à commencer par soi-même ? Entre les solutions pour économiser les deniers publics et celles pour enrayer des processus délétères tributaires de la souffrance psychique, il existe un fossé. C’est ici que les professionnels ont leur mot à dire. Ils savent ce que nos gouvernants ne savent pas : situer, pour en tirer des conséquences précises, la causalité psychique dans nos angoisses, nos vertiges, nos malaises. Ils s’emploient à créer les conditions pour permettre à qui en souffre de mobiliser sa parole qui seule a le pouvoir de les disséquer, de les déminer, d’y débusquer des traumatismes ou des traces d’accidents restées indéchiffrables. Ceux-là ne recouvriront pas vos maux avec des mots prêts à porter, ils sauront attendre que ce soient les vôtres qui vous permettent de reprendre pied dans votre vie. Santé ? Hiérarchie ? Protocoles ? Évaluation ? Des résultats, certainement, et il y en a, pour qui veut bien ne pas mépriser le recueil et le traitement des données que cette discipline originale requiert. MM les Académiciens ont le souci de ce que sont les psychothérapies en Europe. Ils avouent un diagnostic : c’est une carence, d’homogénéisation. Vous conviendrez qu’un estomac ou un cœur n’ont pas de passeport. Que les organes passent une frontière ou entrent dans un scanner, ils sont muets ; ce que ne sont pas les commentaires auxquels ils donnent lieu – faits avec des mots high tech dont la capacité de blesser n’est guère évaluée par ceux qui les émettent. De même l’imagerie cérébrale, qui produit, en effet, des images et des commentaires, laissant le propriétaire du cerveau imagé médusé, fasciné ou désespéré. Nous refusons que soit proposé à notre gouvernement un modèle où les actes des psychiatres et ceux des psychologues soient comparés, sériés, voire substitués. La rivalité entre ces deux corps est une vieille lune. Il y a longtemps que les psychologues savent la nécessité de recourir au médicament pour des cas graves. Il y a longtemps qu’ils reçoivent des cas si graves qu’ils mettent au défi les généralistes de faire le tri entre ces derniers, et les « légers à modérés ». Il y a longtemps qu’ils dosent les vertus du transfert, dans la prescription comme dans la mise en acte de la parole dans sa complexité et non comme instrument de communication. Quant au défaut d’homogénéisation, autant déplorer la diversité des monuments ou des paysages… Les langues, ces trésors nationaux, que l’intelligence artificielle aujourd’hui permet de traduire pour le bonheur des communicants, les langues gardent une part privée, qui affecte les corps un par un, les concerne, participe de leur sentiment de la vie. Nous n’avons pas fini de contribuer à enrichir l’humanité avec les ressorts et les bonheurs de notre expérience, in progress depuis plus d’un siècle. Nous les psychologues, divers, mais tous non-médecins. Ce n’est pas un titre, c’est un choix.
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