Apprendre à parler : la perte d’un plaisir particulier
A propos de Michel Leiris, avec Freud.
Freud dans Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient s’interroge sur le mot d’esprit fondé sur les pensées, et il note qu’il existe un « plaisir pris au non sens ».
« Pour établir son existence, il nous faut examiner deux cas, l’un dans lequel il est encore visible et l’autre dans lequel il redevient invisible, c'est-à-dire étudier le comportement de l’enfant qui apprend et celui de l’adulte qui se trouve dans une humeur qu’un toxique a changée. »
Il indique alors qu’à « l’âge où l’enfant apprend à manier le vocabulaire de sa langue maternelle, il éprouve un plaisir manifeste à faire de ce matériau une ‘ expérimentation ludique ‘ (Groos), et il assemble les mots sans se soumettre à la condition de sens, afin d’obtenir grâce à eux l’effet de plaisir lié au rythme ou à la rime. Ce plaisir, il se le voit progressivement défendre, jusqu’à ce que seuls les assemblages de mots autorisés qui lui restent soient ceux qui ont un sens[1] ».
Nous voyons là qu’une opposition se fait entre le plaisir et le sens, et que le passage de l’un à l’autre se fait au nom de l’autorité de la langue soutenue par celle que représente les parents, éducateurs, enseignants. Il y a là une intervention active de l’Autre qui a un effet particulier et une demande particulière celui d’une perte de plaisir.
Michel Leiris que notre collègue Michèle Elbaz a cité pendant le laboratoire, dans son ouvrage Biffures rend compte de cela à travers une petite anecdote[2] :
« Un petit soldat tombe, échappé de mes mains malhabiles, encore inaptes à tracer sur un cahier, même de vulgaires bâtons… L’un de mes jouets et peu importe ce qu’il fût : il suffisait qu’il fût un jouet - l’un de mes jouets était tombé. En grand danger d’être cassé… l’un de mes jouets, c’est à dire un des éléments du monde auxquels, en ce temps-là, j’étais le plus étroitement attaché.
Rapidement je me baissai, ramassai le soldat gisant, le palpai et le regardait. Il n’était pas cassé, et vive fut ma joie. Ce que j’exprimai en m’écriant : ‘…Reusement !’.
…Quelqu’un de plus averti, de moins ignorant que je n’étais, et qui me fit observer, entendant mon exclamation que c’est « heureusement » qu’il faut dire et non, ainsi que j’avais fait : ‘…Reusement ! ‘
L’observation coupa court à ma joie ou plutôt-me laissant un bref instant interloqué - eût tôt fait de remplacer la joie, dont ma pensée avait été d’abord tout entière occupée, par un sentiment curieux dont c’est à peine si je parviens, aujourd’hui, à percer l’étrangeté…. ce mot employé par moi jusqu’alors sans nulle conscience de sons sens réel, comme une interjection pure, se rattache à « heureux » et, par la vertu magique d’un pareil rapprochement, il se trouve inséré soudain dans toute une séquence des significations précises. Appréhender d’un coup dans son intégrité ce mot qu’auparavant j’avais toujours écorché prend une allure de découverte, comme le déchirement brusque d’un voile ou l’éclatement de quelque vérité. Voici que ce vocable - qui jusqu’à présent m’avait été tout à fait personnel et restait comme fermé- est, par un hasard, promu au rôle de chaînon de tout un cycle sémantique. Il n’est plus maintenant une chose à moi : il participe de cette réalité qu’est le langage de mes frères, de ma sœur et celui de mes parents. De chose propre à moi, il devient chose partagée ou – si l’on veut - socialisée….il est entre des milliers d’autres, un des éléments constituants du langage, de ce vaste instrument de communication dont une observation fortuite, émanée d’un enfant plus âgé ou d’une personne adulte, à propos de mon exclamation consécutive à la chute du soldat sur le plancher de la salle à manger ou le tapis du salon, m’a permis d’entrevoir l’existence extérieure à moi-même et remplie d’étrangeté…
Je me suis écrié : ‘Reusement !’ L’on m’a repris. Et, un instant, je demeure interdit, en proie à une sorte de vertige. Car ce mot mal prononcé, et dont je viens de découvrir qu’il n’est pas en réalité ce que j’avais cru jusque-là, m’a mis en état d’obscurément sentir - grâce à l’espèce de déviation, de décalage qui s’est trouvé de ce fait imprimé à ma pensée- en quoi le langage articulé, tissu arachnéen de mes rapports avec les autres, me dépasse, poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses ».
L’idée de Jacques Rancière est que l’on apprend comme on apprend sa langue maternelle, en écoutant, répétant, comparant, en devinant en en vérifiant.
Freud en 1925 dans La négation[3], fait remarquer que « la fonction de jugement doit pour l’essentiel aboutir à deux décisions. Elle doit prononcer qu’une propriété est ou n’est pas à une chose, et elle doit concéder ou contester à une représentation l’existence dans la réalité ». Mais ce qui est reconnu a d’abord dit-il fait l’objet d’une admission. « dans le langage des motions pulsionnelles les plus anciennes, les motions orales : cela je veux le manger ou bien je veux le cracher, et en poussant plus loin le transfert [de sens] : cela je veux l’introduire en moi, et cela l’exclure hors de moi… Le moi-plaisir originel… veut s’introjecter tout le bon et jeter hors de lui tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se trouve au-dehors est pour lui tout d’abord identique »[4].
Au plus intime du sujet il y a donc égal à ce qu’il aime, ce qu’il rejette et qu’il hait, et cette part insiste portée par la pulsion de mort « L’affirmation appartient à Éros, la négation - successeur de l’expulsion- appartient à la pulsion de destruction »[5]. Le Surmoi dans sa face obscène et gourmande est l’ambassadeur de la pulsion de mort. Son lien au langage est étroit ; en effet au vouloir jouir de l’enfant qui naît, l’Autre impose sa parole interprétative (« il doit avoir faim veut dire tu as faim, c’est ce que tu me dis, tu me dis j’ai faim parce que moi je dis tu as faim ! » et l’enfant doit consentir à en passer par la soumission à cette traduction de ce qu’il manifeste. Il y gagne l’entrée dans le vivant mais au prix d’une perte radicale. L’injonction signifiante, qui est le Surmoi, accompagne la morsure du signifiant.
Quant à savoir si une chose est réelle ou non cela suppose un travail de la pensée pour « rendre le subjectif et l’objectif étrangers l’un à l’autre. La reproduction de la perception dans la représentation n’en est pas toujours la reproduction fidèle…on reconnaît comme condition pour la mise en place de l’épreuve de la réalité que des objets aient été perdus qui autrefois avaient apporté une satisfaction réelle »[6].
Apprendre n’est donc pas seulement connaître une multitude de choses apprises en écoutant et en répétant, en observant, et en comparant, en devinant et en vérifiant comme le dit J Rancière. Certes il y a cela mais il y a d’abord une intervention qui vient faire coupure dans le plaisir (du Reusement ici), et produit une perte qui se traduit par un évènement portant sur le corps, vertige nous dit Leiris.
Là où le petit enfant est tout dans le plaisir de l’interjection, collé qu’il est à cet objet qui est partie de son monde à lui, là où le mot est comme l’objet « chose propre à moi » il doit accepter d’en passer par une perte que produit la rencontre avec l’autorité de l’Autre, l’autorité de la parole et du langage transmise par un autre, frère, sœur, parents…enseignants
L’enfant doit passer d’une jouissance toute narcissique, autistique à une chose partagée socialisée, c'est-à-dire soumise à l’Autre du signifiant qui est celui du langage en tant qu’il signifie quelque chose, en tant qu’il est soumis aux règles d’écriture et de lecture.
Dans le cours d’eau du parler qui coule à flot, l’enfant doit accepter des découpages, assemblages, lettre, syllabe, mot, puis phrases, texte. Mais au départ il est dans le mouvement naturel du plaisir pris au non-sens
Il a à passer d’une langue privée à une langue publique, et cela fait l’objet d’un véritable rapport de force entre l’enfant et l’adulte et « c’est encore durant des années qu’il s’efforcera de passer par-dessus les limites qu’on lui a apprises dans le domaine de l’emploi des mots, et, ce, en déformant ces derniers grâce à l’ajout de certains appendices, en changeant leur forme grâce à certains procédés (reduplication, langage tremblé) ou même en fabriquant un langage propre pour l’utiliser avec ses compagnons de jeu ».
Il faut donc que l’enfant opère des transferts de libido. Dans cette opération il y a une perte à laquelle il doit consentir qui se traduit au niveau du corps avons-nous dit et Freud dit que ces limitations visent à apprendre à « penser juste et à séparer ce qui dans la réalité est vrai de ce qui est faux. »
En cela tout apprentissage repose sur le nécessaire échange d’une jouissance pour soi-même à un partage socialisé. Mais il faut que cette perte première aie eu lieu qui se traduit chez Leiris par le vertige mais aussi par la chute d’un objet de son monde le soldat, représentation de Leiris lui-même : avec cette chute du soldat c’est aussi quelque chose de Leiris qui choit, il se produit une sorte d’automutilation. Le sujet doit consentir à cela pour entrer dans ce troc nécessaire à l’apprentissage de la langue de l’Autre. Dans l’opération de savoir on voit donc que le corps est concerné.
Et c’est la réception que l’Autre va faire à ce mot reusement qui donnera au petit enfant une orientation pour pouvoir se représenter dans le monde de la parole et du langage, le mot devient « entre des milliers d’autres « un des éléments constituants du langage » et donne vue sur « l’existence extérieure à moi-même et remplie d’étrangeté ». C’est un ordre du monde qui est transmis là à l’enfant et cet ordre qui est un ordre langagier est organisé par le pivot de ce que nous avons évoqué au laboratoire ; la fonction paternelle en tant que cette fonction est une fonction de séparation .
L’enfant à qui la maîtresse, ou les parents apprend à parler doit donc consentir à cette effraction, il faut qu’il soit en quelque sorte préparé à mettre une distance entre le plaisir et le dire. Et Freud apporte des précisions bien utiles à qui veut apprendre à l’enfant : l’activité imaginative, (l’enfant tête en l’air qui rêvasse) est une conséquence de cette révolte. L’enfant qui imagine trop comme on dit ne fait que tenter de garder ce plaisir infantile. Il dit aussi comment le jeu sert à l’enfant à contourner la demande de « parler comme il faut ». L’enfant utilise le jeu « pour se soumettre à la raison critique ». Á l’adolescence « les actes absurdes, contraires à leur fin, me semble être un dérivé direct du plaisir pris au non-sens…Par la suite, l’étudiant ne résiste pas à manifester contre les contraintes de la pensée et de la réalité, car il sent leur domination devenir de plus en plus intolérable et illimitée. Une bonne partie des canulars d’étudiants relèvent de cette réaction ».
Michel Leiris, nous dit le prix à payer, la perte à subir pour passer au « standard », la langue normée alphabétisée ; il témoigne du choc violent que ce fut, du sentiment d’effraction qui l’a traversé alors en ce sens qu’après il n’était plus possible de revenir en arrière, c‘était perdu à jamais. Le sujet est passé sous l’autorité de l’Autre, il y a consenti, comme malgré lui, par une « insondable décision de l’être »[7].
Philippe Cousty
Ce texte doit beaucoup au travail de Philippe Lacadée sur « reusement » dont il a très tôt souligné l’intérêt (voir « …reusement », in L’enfant, le corps, le sujet dans le miroir de l’Autre,vol 10, la chaîne des Pyrénées, Réseau du Sud-Ouest, PUM, 1992). Dans son livre « Le malentendu de l’enfant » publié chez Payot Lausanne il a de façon très précise déplié ce que ce souvenir évoqué par Michel Leiris pouvait avoir d’enseignant. (Voir chapitre 6 L’insertion du sujet dans le langage p 97 et sq)
[1] S Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Folio p 235,
[2] Michel Leiris, Biffures, collection l’imaginaire Gallimard, p11
[3] Freud S., La négation, Résultats, idées, problèmes, p 137, Puf mars 1995.
[4] op cit p 137
[5] id p 138-139
[6] Op cit p 138
[7] J. Lacan propos sur la causalité psychique, Écrits, seuil